La Généalogie, l'Histoire ou tout bonnement la curiosité peuvent nous amener à déceler des trésors au fin fond des archives. Ici, je parle de trésor car, même si les documents ne furent pas toujours faciles à déchiffrer, la scène qu'elle me donna à visualiser était quant à elle très limpide.
C'est en explorant les fonds des archives en ligne du Morbihan que je tombais sur les archives d'un fond particulier, celui de l'Amirauté de Vannes, et plus singulièrement sur celui des levées de cadavres effectuées entre 1723 et 1782 (Fonds 9B 256).
Pour sûr, ce ne furent pas les quelques 450 pages qui m'ont arrêtée !
J'y ai ainsi découvert plusieurs affaires dont certaines ont particulièrement retenu mon attention, telle celle qui suit :
Il faut imaginer la scène :
Nous sommes le premier août 1745, dans la paroisse de Ploëmeur, dans le Morbihan. Gervais Guillaume Kermasson, ancien avocat faisant fonction de juge de l'Amirauté de Vannes est informé par pli de la découverte d'un cadavre trouvé sur le rivage bordant le village de Saint-Christophle en la paroisse de Ploëmeur.
Requis par le procureur du roi rattaché au greffe de Port-Louis de se rendre sur les lieux pour constater et établir un procès-verbal, il convoque le jour-même un huissier et un commis juré au greffe aux fins de l'accompagner dans sa mission. Le trajet de Vannes à Port-Louis est estimé à neuf lieues (Note : une lieue équivalait à environ 4 km ; or on estime aujourd'hui cette distance à environ 45 km à vol d'oiseau...), aussi Kermasson et les autres remettent-ils au lendemain la visite au cadavre, car il est six heures du soir à leur arrivée à Port-Louis. Ils prennent donc une chambre à l'auberge « le Saint-Louis » en attendant le lendemain.
A huit heures du matin, ils prennent un canot pour se rendre jusqu'à Lorient où ils mandent le lieutenant du premier chirurgien du roi de la sénéchaussée et ressort d'Hennebont. De là, ils se rendent au passage de Saint-Christophle où le corps séjourne toujours, gardé par un homme du nom de Jan Thomas. Il est alors aux environs de onze du matin. Le chirurgien et son assistant prêtent serment, la main levée, de remplir fidèlement leur mission.
Le procès-verbal établi par Kermasson donne la description suivante de la scène :
« Avons remarqué un cadavre de hauteur d'environ cinq pieds quatre pouces (soit environ 1,63 m) couché à la renverse, ayant un mauvais mouchoir sur le visage, tête nue et cheveux noirs, un mauvais habit brun en façon de veste avec un gilet à peu près de même étoffe, la culotte de gros drap brun, des bas de même couleur et des souliers aux pieds, une chemise, un ceinturon de buffle avec un fourreau sans sabre sur lequel était la main gauche et les doigts de la main droite fermés, nous paraissant de l'âge de vingt-cinq à trente ans, toutes ses hardes étant de nulle valeur, ayant même encore été obligé de les déchirer en le déshabillant ».
S'ensuit la description détaillée de l'état du cadavre dont vous imaginez que, au bout d'une semaine passée dans l'eau, il ne fut ni intact ni exempt d'être « mangé par les cancres et les vers ». Pour ceux qui souhaitent plus de détails, je les renvoie à la vue du procès-verbal reproduite en fin d'article.
A l'époque, les investigations étaient systématiquement menées par un ou deux chirurgiens qui examinaient avec minutie l'extérieur comme l'intérieur du corps, et les descriptions qu'ils en font rappellent très fortement les méthodes de la médecine légale d'aujourd'hui (exploration de la boîte crânienne, des viscères, etc).
Le chirurgien fait constater aux officiers que le corps comporte une plaie pénétrante assez étendue (d'environ un pouce de long et deux et demi de large, soit environ 2,5 cm de long sur plus de 6 cm de large), jusqu'au crâne, dont il juge qu'elle a « sans doute été occasionnée par un corps contendant comme pierre, chute, bâton ou autre semblable ».
Il a également noté et fait remarquer chez le jeune homme « comme un tour de col qu'il avait à son cou extrêmement serré comprimant très fortement le cou, la langue dehors de la bouche d'environ un travers de doigt », ce dont il a conclu que le soldat s'est sans doute jeté à la mer et « s'est suffoqué et étouffé en se précipitant à l'eau », la noyade étant retenue comme la cause du décès.
Une fois la mission du chirurgien achevée et le procès-verbal établi, Kermasson donne l'autorisation de faire inhumer le corps dans la paroisse de Ploëmeur.
Les officiers se retirent et s'établissent dans une auberge du nom de « l’Épée Royale » où ils procèdent, l'après-midi même, aux auditions des nombreux témoins de l'affaire, assignés à comparaître à quatorze heures par le biais de l'huissier qui accompagne Kermasson. Chacun prête serment et jure de dire la vérité. Il leur faut également attester s'ils connaissent la victime ou partagent des liens familiaux ou de servitude à son égard.
Le premier auditionné est un garçon d'écurie âgé d'une quarantaine d'années habitant au village du passage de Saint-Christophle qui a « ouï dire qu'un dragon d'Hennebont s'était battu le sabre à la main avec un tambour de la compagnie de Lorient ».
Le second, journalier à Saint-Christophle, déclare avoir « vu deux dragons dont l'un avait l'habit d'ordonnance et l'autre un habit brun avec une cocarde au chapeau, les deux portant chacun leur sabre sous le bras, lesquels descendaient vers la mer sur le sable et se préparaient à se battre, avoir vu aussi un tambour de la compagnie qu'il ne connaît ni de vue ni de nom qui suivait lesdits dragons, lequel les ayant joints se mirent tous le sabre à la main et le dragon qui avait l'habit d'ordonnance et ledit tambour se battirent et l'autre dragon qu'il reconnaissait être celui qui est trouvé mort resta le sabre à la main regardant seulement les autres se battre jusqu'à ce que les dragons aperçurent les autres soldats de la compagnie et autres particuliers qui survinrent et jetèrent quantité de pierres aux deux dragons qui, pour s'échapper, se jetèrent à la mer pour passer en nageant de l'autre côté de l'eau.
Mais le dragon en habit d'ordonnance ôtant son habit qu'il mit sur le rivage avec son sabre passa l'eau mais l'autre dragon qu'il reconnaît être le défunt se noya en voulant passer avec ses habits et son sabre ».
D'autres témoins rapportent avoir vu huit jours auparavant dans la paroisse de Caudan le dragon qui est parvenu à s'échapper en traversant à la nage. Ce dernier buvant une demi-chopine chez un cabaretier lui aurait déclaré que son ami s'était noyé, sans lui en dire plus.
Un dernier témoin, enfin, a entendu dire que le 30 juillet, aux alentours de cinq heures du matin, un batelier de Pontscorff – qui transportait du bois pour la compagnie – transportait également un cadavre trouvé dans la rivière proche du château de Trefaven1. Ayant été voir le batelier, celui-ci lui a déclaré ne rien savoir de la mort dudit cadavre.
Les autres témoignages – tous de marchands - confirment que le jeune dragon qui s'est noyé n'a pas pris part à la rixe et que ce fut le tambour nommé La Courtil qui poursuivait les deux dragons.
Ce soir-là, La Courtil fut ramené par son tambour-major. Les témoignages nous rapportent qu'il a été « purgé de conseil et autres suspicions de l'ordonnance ». En clair, il n'a pas été poursuivi pour ses actes.
Sans m'appesantir sur la conclusion de cette affaire, c'est avant tout sur la richesse des détails transcrits dans les procès-verbaux et les témoignages que je souhaitais attirer votre attention, détails qui m'ont permis de reconstituer cette scène tragique.
Voici, très détaillée, la description faite par le chirurgien Barbaron de l'état du cadavre du jeune dragon trouvé sur la grève à hauteur du passage de Saint-Christophle :
1 Bâtisse aujourd'hui oubliée, située sur un terrain militaire à l'abandon en bordure du Scorff et plus connue sous le nom de « poudrière » car le château de Trefaven fut utilisé pour le stockage de munitions à partir du XVIIIème siècle.
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